Interview with Solaris Magazine (French)

Entrevue avec Solaris

L’entrevue a été menée par Jean-Louis Trudel, en 1995, pour la revue francophone Solaris, publiée au Québec. Tous droits réservés. Avec la permission de Jean-Louis Trudel et de Solaris.

1) La petite biographie fournie en quatrième de couverture de vos romans chez Québec/Amérique affirme que vous êtes d’origine canadienne, ce qui pourrait suggérer que vous ne l’êtes plus. Vous êtes Canadien?

Je le suis, bien sûr; je suis né à Weyburn, Saskatchewan. Il fut un temps, alors que j’en étais encore à mes débuts dans l’écriture, quand je caressais l’espoir de devenir, avec un peu de chance, l’auteur le plus célèbre provenant de ma ville natale, puisque c’est une si petite ville, et puis j’ai découvert que W. O. Mitchell était aussi né à Weyburn. J’en suis donc encore loin.

2) En dépit de votre formation en droit, vous êtes devenu réalisateur et scénariste pour la télévision, en même temps qu’un écrivain.

J’ai obtenu mon diplôme en droit après avoir passé une année en Angleterre, où je travaillais sur le manuscrit du Silmarillion. J’étais très jeune à l’époque et, même si je savais déjà que je souhaitais devenir écrivain, j’étais aussi, je crois, assez pragmatique pour reconnaître que je n’avais pas encore grand-chose à dire qui soit franchement original. Et puis, je savais aussi que ce serait extrêmement raisonnable de ma part d’essayer de me constituer une base professionnelle afin de gagner ma vie. J’ai en moi un certain pragmatisme qui tranche parfois sur ma veine fantastique. Donc, j’ai complété mes études en droit à la fin des années soixante-dix. Ensuite, après avoir été inscrit au barreau, j’ai été invité à me joindre à la série radiodiffusée de la CBC, The Scales of Justice. En fin de compte, je suis resté pendant dix ans comme scénariste en chef et adjoint au réalisateur, et c’est durant la réalisation de ces émissions – il fallait d’habitude huit mois pour produire une saison complète, ce qui me laissait quatre mois par année pour écrire, tout à fait libre, tout à fait concentré – que j’ai pris le pli de me rendre outre-mer pour écrire, de m’en aller là où le téléphone ne sonne plus et de m’asseoir pour ne rien faire d’autre qu’écrire.

3) évidemment, dans la Tapisserie de Fionavar, on reconnaît certaines de ces influences. Plusieurs personnages sont des étudiants en droit. De plus, la Tapisserie de Fionavar incorpore de nombreux éléments d’univers connus de fantastique épique et on serait porté à supposer que, si vous étiez outre-mer au moment de l’écriture, vous vous trouviez peut-être en Grande-Bretagne. Serait-ce exact?

Non, je ne l’ai pas écrite là-bas. Elle est tout imprégnée des traditions du fantastique épique noble, celui que l’on trouve dans les oeuvres de Morris, Lord Dunsany et Tolkien, l’influence de la Grande-Bretagne donc. Le premier volume a été rédigé en Grèce et le deuxième en Nouvelle-Zélande; j’ai écrit le troisième ici à Toronto. Fionavar, c’était une tentative consciente de relever le défi lancé par les barbares dans le temple – pour employer une expression à laquelle j’ai déjà eu recours. J’étais tellement irrité par les imitations bâclées de Tolkien qui avaient paru à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. J’avais l’impression que les auteurs de fantastique épique que je respectais avaient abandonné le style noble, qu’ils avaient en quelque sorte baissé les bras en disant: “Tant pis, il n’y en a plus que pour les tâcherons et leurs médiocres copies!” et qu’ils s’étaient mis à écrire du fantastique très précis et très particulier, ou du fantastique urbain, inventant toute la tradition du fantastique moderne urbain, et j’avais l’impression que c’était dans une certaine mesure une abdication. La tradition du fantastique épique noble est si longue et si illustre que je trouvais que c’était une démission de le laisser aux personnes qui ne produisaient que de piètres imitations. Il s’agissait donc d’un effort très conscient pour affirmer que les éléments du fantastique épique noble: les armes magiques, les bijoux enchantés, les races de nains et de lios alfar, l’équivalent des elfes, que tous ces éléments conservaient encore une vitalité certaine, s’ils étaient employés à bon escient. Bien entendu, c’est le lecteur qui décide si je les ai bien employés, si je leur ai rendu un peu de vitalité. Mais c’était une tentative délibérée de se servir de ces éléments afin de voir si quelque chose de neuf pouvait en sortir.

4) Quand on lit les romans de Fionavar, il y a des éléments peut-être un peu plus récents. J’ignore s’il s’agit de coïncidences, d’influences communes ou d’autre chose. Mais je songe par exemple à la magie sauvage, à l’anneau du Baëlrath, qui évoque pour moi la série de Thomas l’Incrédule, de Stephen Donaldson.

Pour autant que je me souvienne, le Baëlrath n’a pas été spécifiquement influencé par Donaldson. Cependant, Steve Donaldson m’avait impressionné en introduisant un personnage complexe et contemporain dans un milieu fantastique. Dernièrement, les critiques de Donaldson ont connu une certaine vogue. Un consensus s’est formé pour dire qu’il avait trop écrit, qu’après l’originalité des premiers livres, la seconde trilogie avait épuisé le filon, tandis que le dyptique de Mordaunt’s Need avait suscité des sentiments contradictoires… Je ne suis pas un des contempteurs de Steve Donaldson. En fait, je pense que Donaldson a fait quelque chose de très important pour le genre du fantastique épique noble. Je laisse de côté, pour l’instant, le problème d’évaluer la réussite des livres de Thomas l’Incrédule, mais je pense qu’ils ont été féconds et importants, parce que Donaldson a fait un effort délibéré pour incorporer certains éléments de la littérature moderne – la notion de l’anti-héros – à un genre foncièrement héroïque. Je n’ai pas imité son emploi d’un anti-héros, c’était le terrain qu’il avait choisi. Mais je trouve significatif qu’il ait tenté d’introduire des personnages adultes dans ce qui avait été, dans une certain mesure, un genre adolescent. C’est pourquoi je dirais que Donaldson a été un éclaireur et un phare pour nombre de ceux qui sont venus après lui. J’ai beaucoup de respect pour lui.

5) Or, la notion du fantastique épique n’est pas forcément évidente dans les pays non-Anglo-Saxons, sa
uf là où le produit anglo-saxon s’est fait connaître. Autrefois, le fantastique épique – que ce soit celui de Lord Dunsany, Cabell ou Peake, ou les contes de fée dans la tradition européenne – semblait fonctionner au moins en partie au niveau symbolique, métaphorique ou même allégorique. Il me semble que le fantastique épique anglophone se soit débarrassé d’une grande part de ce bagage symbolique en devenant une littérature générique. Si les Sud-Américains ont le réalisme magique, les Nord-Américains ont peut-être la magie réaliste. Tolkien s’était servi de ses Hobbits pour équilibrer une quête héroïque et fatidique par une dimension plus terre-à-terre, mais j’ai souvent l’impression aujourd’hui que le genre tout entier du fantastique épique a été conquis par les Hobbits. Dans vos propres livres, depuis la Tapisserie de Fionavar, vous accordez de plus en plus de place aux affaires des humains, aux dépens des affaires des sorciers, pourrait-on dire. Est-ce une évolution naturelle? Racontez-vous, en quelque sorte, l’histoire de la mort de la magie?

C’est une très bonne question. En fait, je répondrai rapidement en indiquant que je pense que vous avez raison qu’il y a une progression naturelle depuis la Tapisserie de Fionavar, en passant par Tigana et A Song for Arbonne, jusqu’à The Lions of Al-Rassan, qui s’éloigne du mythique et du fantastique en se rapprochant de l’humain et de l’historique; on pourrait aussi parler de la transformation du mythique en religieux, non que les livres soient religieux en tant que tel, mais que nous partons de ce que j’ai parfois appelé un monde homérique, sur Fionavar, où les dieux interviennent dans les affaires des hommes, y mêlant leurs propres querelles et dissensions internes, et où ils sont présents physiquement: des hommes peuvent coucher avec une déesse ou débattre avec un dieu. Dans Tigana, la magie reste présente, mais elle sert surtout de métaphore filée pour la suppression d’une culture. Dans le roman Tigana, la magie est d’abord et avant tout employée pour éliminer le nom du pays de Tigana, ce qui, pour moi, relevait principalement de la métaphore. Dans A Song for Arbonne, c’est l’histoire d’une religion, d’une religion organisée, du clergé qui manipule le peuple au moyen de ses croyances au sujet des dieux et déesses. Enfin, pour ce qui est de The Lions of Al-Rassan, on y voit surtout comment la religion organisée s’attaque à l’indépendance et à l’espace de liberté des individus. Ainsi, il y a une progression naturelle, mais cela ne veut pas dire que je sais où je vais avec mon prochain livre ou que cette progression continuera inéluctablement.

6) Toutefois, on a certainement l’impression que la dimension religieuse ne va pas disparaître; elle est très marquée dans les deux derniers livres et la Tapisserie de Fionavar comporte, dans un sens, une proto-religion au centre de l’intrigue. Pourriez-vous imaginer de nous livrer un roman où la religion ne serait pas un facteur?

Oui, j’en suis sûr; je ne suis pas un homme religieux, je crois que je suis plutôt une personne sérieusement intéressé par l’histoire. Quand vous parlez d’une proto-religion, vous parlez, comme je l’expliquais, de l’univers homérique où les dieux et les déesses s’incarnent autour de nous et de toute l’évolution historique qui part de là. Je dirais, si j’avais à décrire cet intérêt, que ma curiosité se porte sur les racines historiques et mythiques de ce que nous sommes devenus comme culture. Quand je dis “nous”, je parle des hommes et des femmes de l’Occident, parce que c’est la culture où je me sens le plus à l’aise, c’est la culture qui a façonné, en partie au moins, la plupart d’entre nous. Ainsi, les quatre livres (en considérant la Tapisserie de Fionavar comme un seul ouvrage) incorporent tous, dans un sens, cette dimension, mais elle n’est pas vraiment centrale dans ma pensée ou dans mon oeuvre.

7) écririez-vous alors un roman inspiré par le siècle des Lumières, où le scepticisme prendrait les devants de la scène?

Je pense que le scepticisme se manifeste largement dans les deux derniers livres. Je crois que cela fait partie du mouvement du mythe vers la religion. J’ai fait de The Lions of Al-Rassan un récit fantastique, et non un roman historique de l’Espagne médiévale, même s’il ne diffère guère de ses modèles, parce qu’en partie, je voulais voir ce qui arriveraient aux préjugés et présupposés des lecteurs vis-à-vis des cultures chrétiennes, musulmanes et juives si les noms étaient modifiés et les croyances religieuses étaient réduites à des banalités, à peu de choses près: une religion vénère le Soleil, l’autre vénère les lunes et la dernière vénère les étoiles. Et, à partir de ce désaccord relativement banal, on obtient un conflit militaire et psychologique inexorablement brutal. En parlant de scepticisme, il me semble que l’intention de The Lions of Al-Rassan devrait être immédiatement compréhensible pour les lecteurs: la motivation qui sous-tend la dissociation de ces conflits religieux de leurs véritables fondements, c’est de dire que, si on recule un peu pour avoir une vue d’ensemble, on peut commencer à voir combien de violences, combien de conflits sont engendrés par des choses d’aussi peu de conséquences que si on adore le Soleil se levant le matin ou les étoiles qui se mettent à briller la nuit tombée.

8) Certes, si les différences entre les croyances musulmanes, chrétiennes et judaïques peuvent se réduire au fait que la première prend une certaine personne pour un prophète, l’autre le considère comme le Fils de Dieu et la troisième comme quelqu’un de pas très intéressant, elles ne sauraient être très considérables. Pouvez-vous concevoir des sociétés pour lesquelles la religion, quel que soit son contenu, ou le besoin de croyances religieuses serait quantité négligeable?

J’aurais du mal à concevoir une société qui ne découlerait pas de tentatives de comprendre ou d’expliquer le monde. Je crois que c’est un des fondements de la conscience humaine. Une fois qu’on commence, en amorçant une longue évolution, à essayer de comprendre pourquoi il fait froid l’hiver et chaud l’été, pourquoi les plantes meurent et revivent, pourquoi les mortels périssent, une fois qu’on commence à tenter de comprendre ces choses, je soupçonne fortement qu’il est pratiquement impossible de former une société sans quelque sorte de système de croyances religieuses. Je n’ai pas réfléchi à cette question de façon très approfondie, mais je trouverais difficile de concevoir une société qui n’essaierait pas de formuler une explication téléologique. Dès lors, je crois qu’une religion ou mythologie, selon le nom qu’on lui donne, qu’un système de croyance s’ensuit nécessairement. Et puis, il faut ajouter autre chose, soit le besoin qu’un société d’éviter un &eacute
;tat d’anarchie à la Hobbes, où la vie est brève, brutale et désagréable. Les sociétés requièrent l’imposition d’un code moral. Très souvent, le moyen le plus simple d’instaurer un tel code moral, c’est de l’imposer de l’extérieur. Si je vous dis comment vous comporter, vous pouvez me dévisager et répondre: “Pourquoi devrais-je vous écouter?” Si l’être Suprême que nous adorons tous les deux ou, à tout le moins, l’être Suprême que notre société reconnaît nous dit comment agir, alors il y a peut-être une chance de plus que nous obéissions à ce code de moralité… C’est prodigieusement abstrait pour une discussion du fantastique épique.

9) De retour au fantastique épique… Quand j’ai lu la Tapisserie de Fionavar en français, je ne l’avais pas lu depuis des années et je lisais de moins en moins de fantastique épique ces dernières années. Ainsi, les noms que vous reprenez dans vos livres n’ont pas toujours évoqué en moi un souvenir précis. Je crois que certains sont des emprunts directs, mais que d’autres ont été modifiés en chemin. Donc, je me demande si vous vous attendiez à ce que vos lecteurs identifient aisément toutes vos sources, ou si vous tentiez de créer une ambiance mythique, tout en suggérant que certaines créatures de Tolkien avaient désormais droit de cité dans la “conscience mythique” des lecteurs, de plain-pied avec Lancelot et les autres chevaliers de la Table Ronde? Ou y avait-il une autre raison?

Je pense que votre seconde hypothèse est essentiellement correcte. Il ne s’agit pas tant de créatures de Tolkien, puisqu’il faut se souvenir – j’ai toujours tendance à monter en chaire pour en parler – que Tolkien a lui-même exploité un immense ensemble de traditions. Tolkien a été le vulgarisateur le plus influent et le plus important de langue anglaise – et sans doute dans tout l’Occident grâce aux traductions de son oeuvre – de toutes ces traditions, de l’anneau magique, des nains creusant sous la montagne, car, je veux dire que c’est du Nibelungenlied, des mythes scandinaves et allemands qu’il tire ses créatures. Même ses Hobbits ont leurs racines dans le folklore rural de l’Angleterre. La réponse à votre question, c’est que je croyais en effet que mes lecteurs ne sauraient pas forcément, probablement même, à quels mythes et légendes je les renvoyais exactement, mais que j’escomptais qu’une ambiance, qu’une résonnance généralement mythique émergerait; il suffirait qu’un lecteur sache que les corbeaux dans l’Arbre de l’été, Pensée et Mémoire, sont en fait les corbeaux d’Odin. L’Arbre de l’été provient de la mythologie scandinave. Pendre durant trois nuits dans mon Arbre de l’été, c’est l’équivalent d’Odin pendu à Yggdrasil, l’Arbre du Monde, durant neuf nuits, dans les mythes scandinaves. J’ai donné les mêmes noms aux corbeaux. La Chasse Sauvage est une partie intégrante de la mythologie celtique, dont vous parliez plus tôt. Les Dalreï de la plaine s’inspirent du chamanisme traditionnel des Indiens d’Amérique du Nord et des tribus nomades des steppes russes. De très nombreuses traditions mythiques sont abouties dans la Tapisserie de Fionavar, tout à fait délibérément, et j’avais comme objectif sous-jacent cette concentration informe de résonnances mythiques plutôt qu’une attente que mes lecteurs identifieraient des références spécifiques.

10) Il m’apparaît que vous réutilisez la même idée dans les livres suivants, dans un sens, c’est-à-dire l’idée que la Terre, mais aussi de nombreux mondes mythiques ou fictifs, puisque vous utilisez les figures légendaires d’Artus, Lancelot et Guenièvre, sont de lointains échos de Fionavar. Or, j’ai parfois observé que les premiers romans de certains écrivains recourent à une sorte de jeu métafictionnel qui leur permet de suggérer que l’histoire qu’ils racontent n’est qu’une histoire, dont fait d’ailleurs partie les lecteurs. Il s’agit alors d’une trouvaille extrêmement ingénieuse de l’auteur, du moins dans son esprit, mais aussi d’une espèce d’excuse, si je peux employer ce terme.

Le mot est bon et je songeais à la même chose. Je crois que vous avez raison, que parfois certains écrivains en début de carrière sentent peut-être le besoin d’expliquer d’où ils tiennent tout ça. En fait, c’est arrivé à Tolkien et tout au long de sa carrière. Il a consacré la dernière décennie de sa vie à un effort, que je trouve fort triste, d’expliquer pourquoi Ronald Tolkien, professeur d’Oxford, avait obtenu l’histoire des elfes, comment elle était passée du Premier âge aux Second et Troisième âges, comme elle s’était retrouvée entre les mains d’un moine du Moyen-âge de notre monde, et avait abouti en fin de compte en la possession de Ronald Tolkien d’Oxford. C’était long, alambiqué, virtuellement, je dirais, une tentative d’expliquer ou excuser le fait que cet homme ordinaire détenait la source de la vérité sur notre passé. Il y a des choses semblables en science-fiction. Tard dans la carrière de nombreux écrivains – Isaac Asimov est un exemple manifeste – on trouve de grandioses tentatives de synthèse des livres qui avaient été écrits sans véritable intention de les relier à l’intérieur d’un vaste cosmos. Puis, à la fin de sa vie, l’écrivain jette un coup d’oeil à tous ces morceaux et il se dit: “Si je suis assez malin, si je m’y attaque comme à un casse-tête, je peux peut-être écrire un ou deux livres qui les réuniront au sein d’un unique ensemble.” Je trouve que c’est fort triste, parce que je pense que c’est une tentative d’imposer un arrangement post hoc à des morceaux individuels. Je ne crois pas, du moins j’espère – abattez-moi si je le fais -que je n’essaierai pas de créer une grandiose synthèse. J’ai fait quelque chose de plus – si je peux risquer le mot – poétique, c’est-à-dire que j’ai introduit des allusions et des références obliques à Fionavar dans les livres suivants. Je regrette presque de l’avoir fait, parce que certains lecteurs se sont emparés de ces références en passant, dans des comptines enfantines ou des bribes de folklore que j’ai insérés dans les trois derniers livres, et les ont interprétées comme une indication que je prépare un grand rassemblement de tous ces mondes dans un seul vaste cosmos. Et ce n’est pas vrai. Mon esprit fonctionne plutôt sur le plan des associations et des métaphores. J’ai découvert qu’en établissant la notion de Fionavar comme le Premier Monde, une belle occasion s’offrait à moi d’insérer une note d’ornement, comme on dit en anglais, une petite note qui pourrait faire sourire le lecteur ayant lu les livres précédents ou lui faire entendre comme un écho lointain. Je n’ai jamais eu l’intention de laisser prévoir ou de m’en servir pour construire une vaste création cosmique.

11) J’y ai surtout vu une façon de tirer avantage de cette merveilleuse et astucieuse invention qui fait de Fionavar le monde à l’origine de tous le
s autres, réels et fictifs.

Oui, c’est exactement ça. C’est pratiquement une astuce. C’était tirer parti sans insister de la notion que tous les mythes que nous connaissons ne sont que des versions déformées des mythes de Fionavar, dont tous les autres mondes sont des échos et des reflets, et je ne désirais pas que ce soit plus qu’une jolie petite note d’ornement.

12) Nous parlions plus tôt de la narration épique, homérique, “opératique” même, dans plusieurs parties de la Tapisserie de Fionavar. Toutefois, entre la Tapisserie de Fionavar et Tigana, il y a une nette transition à ce niveau, puisqu’on passe d’une intrigue providentielle à une intrigue déterminée par les gestes des personnages, d’un monde dominé par le poids du passé à un monde aux prises avec un présent douloureux, où j’entends par présent ce qui est arrivé du vivant des personnages et non dans le lointain passé, plus ou moins historique.

Le grand changement dans mon écriture a eu lieu entre Fionavar et Tigana. Le plus grand bond dans mes modes narratifs a lieu en passant de Fionavar à Tigana. A Song for Arbonne et maintenant The Lions of Al-Rassan consolident et enrichissent les acquis de Tigana, mais le grand bond m’a fait passer du monde de Fionavar – entièrement fantastique, homérique, mythique et distant – à des histoires à l’échelle humaine, enracinées dans l’histoire des cultures. Tigana trouve son origine dans l’ambiance de l’Italie de la Renaissance et a pour sujet, thématiquement, l’émergence de l’Europe de l’Est aujourd’hui. J’ai écrit l’histoire de Tigana à l’occasion des premiers pas vers l’émancipation des pays de l’Europe de l’Est vis-à-vis de l’Union Soviétique et je songeais à ce qui s’était passé sur une période de soixante-dix ou quatre-vingts ans aux noms des pays, à leur identité culturelle. Dans ma tête, je conservais un souvenir très clair de deux photographies que j’avais vues autrefois. La première montrait des fonctionnaires communistes en Tchécoslovaquie juste avant le Printemps de Prague et il y avait huit hommes dans la photographie mais, juste après le Printemps de Prague, il y avait sept hommes et une plante en pot dans la même photographie. Ils avaient non seulement tué le huitième homme, qu’ils avaient fait exécuter, mais ils l’avaient effacé de l’histoire. Ils s’étaient arrangés pour qu’il n’ait jamais existé du tout. Il n’était pas mort, il n’avait jamais existé, et c’est le point de départ de l’idée et de l’image de ce que Brandon inflige à Tigana. Non content de le conquérir et d’en massacrer les habitants, Brandon s’arrange pour qu’elle n’ait jamais existé. Ce thème était associé à des motifs extrêmement contemporains. La même chose est arrivée dans A Song for Arbonne et maintenant dans The Lions of Al-Rassan. Nous sommes loin de la dimension mythique du fantastique épique noble.

13) à ce niveau technique, j’ai l’impression, qu’entre la Tapisserie de Fionavar et Tigana, il y a eu un bond au niveau de la création de l’intrigue, d’une trilogie surchargée d’éléments providentiels à des romans, et je parle autant de The Lions of Al-Rassan et A Song for Arbonne que de Tigana, où la trame est plus serrée et l’histoire s’achemine vers une fin préparée depuis le début, sans faire appel à de nouveaux éléments.

C’est difficile pour un écrivain de répondre. D’une part, je pourrais simplement dire qu’on espère toujours s’améliorer, qu’on devrait acquérir du métier sur une période de six livres et treize années, que si ce n’était pas le cas, on n’est peut-être pas dans la bonne profession. Toutefois, il y a une chose qui se passe souvent, et nous pourrions rester ici pendant une heure à dénombrer les livres et les auteurs pour qui c’est vrai: fréquemment, les premiers livres de nombreux écrivains véhiculent plus d’énergie et de passion; ils ne seront peut-être pas les plus complexes ou les plus achevés du point de vue professionnel, mais l’énergie et la puissance brute, la flamme de ces livres leur permet de surmonter certains tournants de l’intrigue moins heureux. J’ignore si c’est vrai dans mon cas. C’est très, très difficile pour un écrivain individuel; je ne peux même pas décider lequel de mes livres je préfère. C’est certain que je suis d’accord avec vous que j’aime croire que je sais mieux ce que je fais, techniquement, que lorsque je me suis assis en 1981 ou 1982 pour ébaucher The Summer Tree. En ce moment, après six livres, certaines connaissances techniques ont été assimilées.

14) Dans l’évolution qui va de Tigana à The Lions of Al-Rassan, il me semble que vous collez de plus en plus à l’histoire de notre monde. Les modèles fournis par l’Italie de la Renaissance se retrouvaient assez bien dans Tigana, tandis que l’inspiration de la Provence était manifeste dans A Song for Arbonne, mais les personnages et les événements correspondent de plus en plus près à ceux de l’histoire à mesure que vous écrivez. Finirez-vous par rédiger, un de ces jours, un roman historique?

Je n’en ai aucune idée. Une des questions – peut-être la question – auxquelles j’ai le plus de mal à répondre, c’est: “Quel va être le prochain livre?” Surtout quand je viens de finir un livre, je traverse une période très inquiète. Celle-ci tend à durer six mois. Je produis mes livres relativement lentement. En partie, c’est parce que ce sont de gros livres. C’est aussi parce que je ne suis pas un de ces écrivains qui ont une demi-douzaine d’idées entre le réveil et le petit déjeuner. J’ai deux ou trois idées toutes les deux ou trois années. Elles tendent à être d’envergure, mais elles ne viennent pas vite: elles sont d’habitude le fruit de nombreuses lectures, car je passe par une période de lecture intensive: je vais consacrer le reste de 1995 à des lectures. De tout ça, il émergera quelque chose. Donc, je ne sais pas, en ce moment [mai 1995], je ne saurais dire quel sera mon prochain livre. Je suis d’accord qu’on dirait que je me rapproche en douce du roman historique. Vous avez tout à fait raison de dire que The Lions of Al-Rassan est beaucoup plus proche de la réalité historique que les deux autres romans l’étaient. Mais je n’ai jamais considéré qu’il s’agissait d’une progression inévitable. Dans chaque cas, j’ai raconté l’histoire de la façon particulière qui me semblait appropriée et, quand j’ai commencé à écrire, je n’ai pas décidé consciemment, formellement que le livre serait dépourvu de magie. Dans les faits, mes carnets sont remplis de réflexions et d’idées de ce genre qui pourraient convenir. Enfin, je me suis rendu compte que le thème du livre était tellement centré sur la structure de la religion, que l’histoire concernait le choc de croyances intégristes, le choc de deux religions, qu’introduire de la magie dans une histoire concernant la religion instituée minerait la port&e
acute;e de ma thématique et de mon objectif. Et donc je ne l’ai pas fait! Certes, pour mon prochain livre, je trouverai peut-être un thème, comme dans Tigana, où la magie représenterait un apport indispensable à l’histoire. Ce n’est pas forcément une progression linéaire, même si ça en a l’air jusqu’à maintenant. Je suis d’accord avec votre observation, mais je ne pense pas que l’on peut prédire le prochain livre comme s’il faisait partie d’une série à cause de cela.

15) Puisqu’on parle de la genèse de vos romans Tigana, A Song for Arbonne et The Lions of Al-Rassan, il ne faut pas négliger l’aspect géographique, qui est très important. Je crois que le premier serait né d’un séjour en Italie, mais qu’en est-il du tout dernier?

Voici ce qui est vraiment arrivé: j’avais donc pris le pli, plutôt coûteux, d’écrire mes meilleurs textes quand j’étais à l’extérieur du pays. J’ai écrit en Grèce deux fois, sur l’île de Crète, puis je me suis rendu avec Laura en Nouvelle-Zélande pour demeurer avec des amis sur une ferme, où j’ai rédigé Wandering Fire. Au moment d’entamer Tigana, mes recherches et lectures coutumières m’avaient déjà fourni l’amorce, la genèse du projet. Quand j’ai commencé à songer à partir l’écrire ailleurs, j’ai eu une inspiration assez évidente, c’est-à-dire que Laura et moi nous intéressions à la Toscane et à la possibilité d’y passer un peu de temps. Je me suis dit que tant qu’à écrire un livre sur l’histoire de cette région, ce serait aussi bien d’être sur place; autrement dit, nous partions à l’étranger de toute façon et cela nous a semblé raisonnable d’y aller. Une fois en Toscane, je me suis un peu trouvé stupide de ne pas y avoir pensé plus tôt; c’était si évident: si on essaie d’évoquer une ambiance italienne, c’est beaucoup plus facile, plus saisissant d’être plongé dans cette ambience même. Le portrait d’Avalle des Tours, dans Tigana, m’a été suggéré par le fait que les tours de San Gimignano était visible de la cour arrière de la maison que nous avions louée près de Certaldo. Nous pouvions voir au loin les tours de San Gimignano. C’est ainsi que de petits éléments de ce genre me sont venus en aide dans mon travail. Quand la gestation d’A Song for Arbonne a débuté, il paraissait évident, une fois de plus, que ce serait à la fois agréable et utile de s’installer en Provence, puisque le livre se fondait sur la croisade des Albigeois, l’histoire de la Provence et ses rapports avec la France. Le moment venu d’écrire The Lions of Al-Rassan, par contre, la situation avait légèrement changé tout simplement parce que nous étions tombés amoureux de la France, et de la Provence, et que nous y avions déjà été deux fois déjà, une fois pour des recherches et une fois pour écrire, et pour des séjours prolongés. En fin de compte, j’ai donc écrit The Lions of Al-Rassan en Provence, une fois de plus, mais j’avais passé un certain temps en Espagne des années plus tôt, pour visiter quelques-uns des décors et attractions touristiques qui m’intéressaient: j’avais pris des notes, un peu au hasard, mais l’écriture du roman a eu lieu en Provence, une fois de plus, même si je suppose qu’on pourrait dire que je baignais encore dans l’ambiance et les paysages méditerranéens, quoiqu’en fait, les environnements espagnol et provençal ne sont pas identiques; entre autres, j’ai retracé l’influence mauresque en Espagne lors de mes voyages précédents et en lisant attentivement des livres sur l’art et l’architecture, mais ce qui est arrivé, c’est que nous nous sentons tellement à l’aise en retournant en Provence, où nous avons des amis et des racines, que je doute fort que, si je décidais d’écrire un livre inspiré par les mythes islandais, je chercherais une maison en Islande.

16) Vous résidez en Provence même?

En effet. Nous avons loué des maisons différentes à chaque fois, mais elles se trouvaient toutes dans un rayon de 10 km autour d’Aix-en-Provence.

17) Après la géographie, la langue. Parlez-vous la langue des pays où vous avez habité?

Non, je ne peux pas. Je peux opérer en français avec beaucoup de mal et pas du tout en espagnol. Mon italien se limite à ce que j’ai acquis en déchiffrant Dante en italien, il y a longtemps, avec un dictionnaire à portée de main – seulement son Enfer, pas les trois volumes – parce que je voulais me familiariser, même de façon rudimentaire, avec les rythmes de l’italien grâce à la traduction en anglais sur la page de gauche. Ce que mon séjour en Provence alors que je travaillais sur A Song for Arbonne a eu d’intéressant, c’est qu’il m’a confirmé dans mon idée de la complexité de l’identité culturelle, puisque, bien sûr, on voit souvent des panneaux indicateurs et des enseignes en français et en provençal. Le Midi de la France se considère perpétuellement en butte au paternalisme du Nord, de Paris plus spécifiquement. La résurgence du provençal comme langue est une des images fortes du Midi. Elle se compare à des phénomènes semblables ailleurs, comme, disons, au Pays de Galles, où la renaissance du Cymraeg, du gallois, se manifeste comme l’occasion d’affirmer une autonomie ethnique ou culturelle au sein d’un plus grand ensemble. Je crois que ceci comporte des phénomènes à la fois positifs et potentiellement dangereux – je dis dangereux en pensant à l’ex-Yougoslavie, et aux conflits qui sont apparus là-bas, ou aux Macédoniens vis-à-vis des Grecs, où les parties de la population intégrées au sein d’un ensemble plus large veulent préserver une portion de leur identité propre: c’est une aspiration qui peut être à la fois bénigne et profondément déstabilisante, et elle se situe bien sûr au coeur de ma fiction.

18) Nous avons parlé plus tôt des parallèles historiques dans votre fiction, mais il y a un autre aspect que nous n’avons pas évoqué. J’ai l’impression que, dans Tigana et A Song for Arbonne, les récits se terminent en prenant une certaine revanche sur l’histoire grâce à l’emploi du fantastique. J’ai visité Montségur et le Champ des Cramats, mais ce n’est pas ainsi que l’histoire se termine dans A Song for Arbonne. La vérité historique est en général plus tragique que vos textes, même si, dans votre dernier livre, ce n’est pas tout à fait le cas. Votre perspective s’est-elle assombrie à l’occasion de conflits comme ceux en ex-Yougoslavie?

Je m’oppose à toute tentative d’imposer un schéma global à mes six livres, parce que je les considère comme des ouvrages autonomes, ou même aux derniers trois. Cela ne fait pas le moindre doute que, dans A Song for Arbonne, entre autres choses que j’ai faites, j’ai modifié le résultat de la croisade des Albigeois; la mainmise territoriale par la France sous le couv
ert d’une sainte croisade n’était vraiment rien de plus qu’une recherche effrénée de territoire et de domination, en se servant de l’église comme excuse. J’ai inversé les résultats de la croisade. On peut aussi noter – certains critiques l’ont relevé – que j’ai aussi modifié l’issue du triangle arthurien dans la Tapisserie de Fionavar, ce qui trahit peut-être un certain désir de ma part d’offrir un reflet inversé des schémas les plus sombres de l’histoire. Quant à The Lions of Al-Rassan, tout comme il colle de plus près à l’histoire à bien des égards, il s’en rapproche aussi au niveau de l’aboutissement de l’histoire, mais, comme je l’ai dit auparavant, je n’y perçois pas nécessairement une progression linéaire dans une seule direction. Je suis cependant d’accord qu’A Song for Arbonne retourne les faits historiques tandis que The Lions of Al-Rassan en respecte l’issue.

19) L’origine du nom de Tigana est associée à une coïncidence curieuse…

Le mot en tant que tel? Non, il a tout simplement surgi. Il n’avait pas de source occulte, ésotérique ou historique. C’était un de ces noms ou de ces mots qui me viennent en pleine nuit et il m’a tout de suite paru parfaitement approprié.

20) Je me souviens de vous avoir entendu dire à un congrès que le titre de Tigana avait dû être modifié en Italie parce que c’était le nom d’un joueur de football.

Ah oui, c’était un joueur de soccer… de football français appelé Jean Tigana qui était d’origine centre-africaine, je crois, mais qui jouait en France. Quand l’édition italienne est sortie, les Italiens, qui sont bien sûr les plus grands fanatiques de football au monde, se sont cru obligés de changer le titre à cause de l’association d’idées causée par un livre intitulé Tigana: tout le monde penserait qu’il s’agirait d’une biographie du célèbre joueur de foot. Je me suis souvenu, quand ils m’ont prévenu, que j’avais vu le nom, parce qu’il faisait partie de l’équipe de Coupe du monde douze ou seize ans auparavant, il y a longtemps en tout cas, l’équipe dont Michel Platini était le capitaine. évidemment, à un moment donné, le nom “Tigana” s’est enfoncé dans mon subconscient en attendant que vienne le temps d’émerger. Je suis certain que ceci arrive tout le temps dans ma fiction ou dans celle des autres, qu’il y a des noms qui paraissent inventés alors qu’en fait, ils étaient enfouis depuis le jour que nous les avions déchiffrés sur un panneau d’affichage, à l’âge de sept ans… ou quelque chose comme ça. Vous savez, la mémoire et l’imagination entretiennent des rapports mutuels extrêmement complexes.

21) Un des aspects les plus intéressants du roman The Lions of Al-Rassan, ce sont les recherches que vous avez évidemment menées pour dépeindre avec justesse la médecine de l’époque, même si je soupçonne que d’aucuns opineraient que votre livre doit forcément relever du fantastique puisqu’un médecin réussit une opération novatrice du premier coup… deux fois, sans expériences préalables.

Ce qui est intéressant à ce sujet… C’est drôle que vous le mentionniez puisque j’ai effectué des recherches très fouillés à ce sujet. Ce que j’ai fait avec la naissance par césarienne, c’est accorder au médecin ce qui n’a pas été attesté avant plusieurs autres siècles. Je ne le savais pas, mais l’histoire ne rapporte pas d’autre cas de césarienne réussie accompagnée de la survie de la mère avant le dix-huitième ou le dix-neuvième siècle. J’ai accordé cette première à mon médecin. Plus fascinant encore, à mon avis, la trépanation opéré par un médecin aveugle, vers la fin du roman, est une intervention pour laquelle j’ai consulté trois docteurs qui m’ont dit, qu’avec un peu d’aide, une telle opération sur un crâne fêlé pouvait être effectuée à la main. S’il avait quelqu’un à son côté, pour surveiller l’écoulement du sang et tout le reste, l’opération pouvait être accomplie au toucher par un médecin expérimenté. Ainsi, ce qui peut sembler la chose la plus fantastique, la plus inimaginable – un chirurgien aveugle – en est une qui, selon les docteurs, est entièrement vraisemblable. Je tiens de mon père, qui était chirurgien, que lors de certaines phases d’opérations qu’on a pratiquées de très nombreuses fois, les mains agissent de façon presque autonome, tout comme un athlète, un golfeur ou un joueur de tennis, peut accomplir certaines choses en se fiant à la mémoire musculaire, ce qui arrive en médecine aussi.

22) Dans un sens, on pourrait aussi l’interpréter comme un élément fantastique dans la mesure où on pourrait y voir une intervention divine, un miracle, ce qui nous rapprocherait un peu de Fionavar. Mais j’ignore si vous y avez songé.

Je n’y vois rien de miraculeux, dans ce sens, si vous faites allusion à l’intervention chirurgicale. Je préfère y voir l’apothéose, le summum de l’art d’un individu particulièrement doué. Certains peuvent le considérer comme miraculeux, mais, à franchement parler, la médecine moderne de pointe produit encore le même effet. Si on sépare des jumeaux siamois de nos jours et que les deux survivent, on parle d’un exploit miraculeux, ou il y a cette fillette en Saskatchewan qui était gelée. Vous vous souvenez peut-être de l’histoire il y a un an et demi environ: elle s’était enfermée dehors au coeur de l’hiver et le médecin avait sauvé sa vie. C’est miraculeux, mais c’est aussi simple que la quintessence de l’habileté humaine oeuvrant à son plus haut niveau.

23) Vous savez sans doute que cela fait des millénaires qu’on pratique des trépanations.

Des millénaires… Et il y avait des cultures primitives où on opérait avec un éclat de pierre aiguisé et je sais, puisque j’ai aussi approfondi ce sujet, que c’était normalement pratiqué pour des raisons totalement erronées, afin de libérer les mauvais esprits enfermés dans le cerveau, et que, d’ordinaire, l’opération tuait les personnes qui désiraient être libérées des mauvais esprits. Dans certaines cultures primitives, elles étaient pratiquées pour remédier au même problème que dans The Lions of Al-Rassan, où un coup porté au crâne enfonce un fragment d’os dans le cerveau. Nous savons même, puisque les crânes primitifs qui ont été retrouvés ont pu être examinés, qu’il y avait plusieurs types d’incision: circulaire, carrée… J’ai trouvé ça utile. Ce que j’ai fait, c’est placer un tabou religieux sur l’opération, dans cette culture. Je l’ai mentionné quand le père de Jehane exécute l’intervention. Si on relit le passage, on voit qu’elle n’a jamais été effectuée en raison, entre autres, d’un tabou placé par les trois religions sur cette intervention en particulier. Des sociét&e
acute;s païennes antérieures l’auraient peut-être pratiquée, mais l’arrivée des trois religions organisées aurait coïncidé avec l’imposition du tabou, ce qui n’est pas inusité. Bien des choses qui se pratiquaient dans des sociétés primitives, qui entraînaient des conséquences favorables pour les gens, ont plus tard été interdites par les religions. Parfois, ces interdictions étaient utiles, comme dans le cas des lois alimentaires des Juifs et Musulmans, qui ont sauvé de nombreuses vies. Mais, dans d’autres cas, les tabous ont pu avoir des conséquences néfastes pour la vie humaine.

24) Y a-t-il quelque chose que vous voudriez dire en terminant?

Dans le contexte de la traduction en français de la Tapisserie de Fionavar et maintenant du roman A Song for Arbonne, je dois dire que je m’intéresse à toute la question du choix des livres qui sont traduits, et où, et de ce que d’autres cultures semblent y trouver. Un peu plus tôt cette année [1995], ceci s’est cristallisé quand nous avons reçu une offre et que nous avons vendu les droits de traduction de Tigana en croate. J’ai été très intrigué par cette offre et j’ai demandé à l’agent d’Europe de l’Est qui s’en occupait de se renseigner pour savoir pourquoi ce livre en particulier avait été choisi, puisque c’était le seul qui les intéressait. Il est apparu, comme je m’y attendais et comme certains de mes collègues s’y attendaient, que, conformément à ce que vous disiez plus tôt au sujet des profondes différences entre la tradition fantastique anglo-américaine et le fantastique européen ou latino-américain, le marché est-européen, et croate dans ce cas-ci, perçoit sans difficulté aucune la portée métaphorique pour le lecteur d’aujourd’hui d’un livre présenté comme un ouvrage de fantastique épique, à la fois héroïque et historique, qui se lit d’une traite. Je suis intrigué, et parfois frustré par l’insistance anglophone, et surtout nord-américaine, à considérer un roman de fantastique épique en termes d’épées et d’enchantements et de l’évaluer uniquement comme un ouvrage qui doit se lire d’une traite et fournir un peu de détente à la plage. La tradition européenne est beaucoup plus imprégnée d’un sens des possibilités littéraires du fantastique, de l’aptitude de la science-fiction ou du fantastique. En Europe de l’Est, je l’ai appris de directeurs littéraires polonais il y a quelques années, quand la puissance de la censure avait pour effet d’interdire la fiction moderne ayant pour sujet les réalités sociales ou politiques, nombre des meilleurs écrivains dans ces pays ont eu recours au fantastique ou à la science-fiction comme écran ou masque leur permettant d’émettre des observations sur le monde contemporain, et Tigana s’inscrit très nettement dans cette tradition. Je ne ressentais certainement pas la pression de la censure, mais j’ai senti intuitivement le potentiel de raconter une histoire dans un milieu fantastique afin d’affiner nos observations du monde contemporain, et c’est une des choses, surtout dans les trois derniers livres, que j’ai toujours beaucoup voulu faire: me servir du fantastique non pas pour offrir une évasion facile, mais pour offrir autre chose, comme Douglas Barbour, le poète et critique, a généreusement dit de mon oeuvre, le genre d’évasion qui vous ramène chez soi. C’est un poète, il a un tour de phrase merveilleux, très juste, mais c’est exactement ce que j’essaie de faire.

25) Des critiques canadiens ont-ils offert des interprétations canadiennes de vos ouvrages?

Non, rien de littéral, les rapportant au Canada même. Et je pense que ce serait abusif de tenter de les rattacher à un pays en particulier. Je crois par contre qu’il y a nombre de critiques et de lecteurs qui ont noté les sujets contemporains qui sous-tendent mes livres. Pas toujours… Même maintenant, la critique la plus récente dans The Globe and Mail cette semaine est signée par quelqu’un qui a résolument choisi de lire The Lions of Al-Rassan pour déterminer s’il s’agissait, oui ou non, d’un roman de cape et d’épée se lisant d’une traite, sans essayer, si même il en était capable, d’évaluer le moindrement l’argument ou la thématique de l’ouvrage. C’est sans doute un vestige… je suis même optimiste – au nom de tous ceux d’entre nous qui oeuvrent sérieusement dans le champ du fantastique ou de la science-fiction – que c’est un vestige en voie de disparition de la résistance dans les médias de masse nord-américains à l’acceptation du potentiel littéraire légitime de la science-fiction ou du fantastique. Je pense que cette résistance s’érode, je pense qu’elle disparaît, mais une fois de temps en temps, on lit une critique ou on entend un commentaire qui nous fait comprendre que ces obstacles ne s’évanouissent pas du jour au lendemain.

26) Avez-vous déjà ressenti l’envie d’examiner le Canada de la même façon que vous avez examiné l’histoire de l’Italie, de la Provence ou de l’Espagne?

J’y ai pensé. Il faut encore une fois revenir à mon commentaire précédent: je ne sais jamais tout à fait ce que je vais faire ensuite. Je suis très attiré par les tout débuts et par l’examen d’un passé moyennement éloigné. L’exploration de thématiques européenes m’a semblé fournir un moyen parfaitement évident d’éclairer ce qui arrive au Canada maintenant. La réalité canadienne, la réalité francophone/anglophone, jusqu’à un certain point, est enracinée dans une problématique linguistique et culturelle qui est examinée dans Tigana, tout comme les problèmes entre Irlandais et Anglais découlent de phénomènes semblables. Mais je ne crois jamais avoir ressenti l’envie de considérer notre confédération vieille de 125 ans ou notre nation anglo-française vieille de trois cents ans – pas une nation, mais la découverte anglo-française – et de la traiter comme les réalités européennes. Je serais peut-être plus enclin, un jour, à examiner la rencontre des autochtones et des arrivants de la France ou de l’Angleterre. On l’a déjà fait. On a écrit des romans sur les populations indigènes et l’impact, tout comme Cortez et les Aztèques, le problème de la Conquête, m’intéresse. En passant, je suis particulièrement intéressé par l’aspect biologique: comment les maladies européennes ont joué un rôle aussi important que Cortez dans la destruction des Aztèques. Cela m’intrigue. C’est dans ce sens que biologie égale destinée.

27) Nous avons parlé de votre travail pour la télévision et la radio. Or, il me semble que vous avez une affinité pour la manière dramatique qui transparaît très clairement dans vos romans. Les techniques dramatiques que vous utilisez dans vos romans sont-elles tirées de votre expérience télévisuelle ou se rattachent-elles plutôt à la tradition du romanesque, du fant
astique épique, du roman de cape et d’épée?

Je pense que c’est lié à ma façon de raconter. En ce qui me concerne, le point de départ de la fiction, c’est l’accent très traditionnel que je mets sur l’idée de raconter d’une histoire pour envoûter le lecteur, et ce sont la narration et les personnages qui sont les deux éléments devant, me semble-t-il, opérer de concert pour créer une histoire mémorable. C’est banal, c’est virtuellement une platitude, mais les rapports de ces deux éléments sont au coeur de la difficulté d’écrire des romans. Ainsi, je préfère toujours, parce que c’est le meilleur moyen de le faire à mon avis – nous avons beaucoup parlé de thèmes et de leitmotiv, des Croates retenant une dimension subtile de ma thématique, et tout le reste, mais je veux faire attention de ne pas sembler prétentieux en discutant de ces aspects – que les thèmes et motifs de mon livre s’inscrivent par en dessous, qu’ils se glissent, derrière ou en dessous du flot de la narration; c’est l’idée du lecteur debout à trois heures du matin, qui sait qu’il a un rendez-vous à huit heures le lendemain, mais qui tourne encore les pages parce qu’il ne sait pas ce qui va arriver et qu’il s’est attaché aux personnages, et parce qu’il veut savoir ce qui va arriver. Pour, c’est essentiel, surtout si on écrit un gros livre, où on demande à quelqu’un de vous rester fidèle assez longtemps. C’est essentiel pour moi que l’histoire soit dynamique et que les personnages émeuvent le lecteur. J’espère que toutes les thématiques dont nous avons parlées émergeront doucement et resteront présentes une fois le livre terminé. Pour moi, ma conception d’une réussite, c’est le lecteur qui tourne les pages presque plus vite qu’il ne devrait, parce qu’il veut savoir ce qui va se passer et qui, une fois le livre refermé, pense un peu, pas seulement “C’était génial!” mais, un peu aussi, à un certain niveau, aux thèmes rémanents de l’histoire. Comme lecteur, je n’aime pas les livres où je me sens martelé sur la tête par l’argument didactique ou pédantesque dont l’auteur veut me convaincre. Je préfère les livres où l’idée principale est glissée en douce. J’essaie donc d’écrire de tels livres.

28) Il reste encore bien des sujets que nous pourrions aborder, mais nous allons bientôt manquer de temps et je vais donc conclure là-dessus. Merci.

© 1995, Solaris. All rights reserved.

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