Guy Gavriel Kay, La chanson d’Arbonne

This is an article by Nathalie Labrousse-Marchau, a French philosophy teacher, which appeared originally on her website.
With thanks to Francois Vincent for the translation into English.

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Guy Gavriel Kay n’est pas un auteur de fantasy comme les autres, depuis la déjà fort remarquée Tapisserie de Fionavar, qui liait aux thèmes classiques de la High Fantasy une interprétation très personnelle du fameux triangle amoureux Arthur/Lancelot/Guenièvre, il s’est signalé par une tendance croissante à substituer aux poncifs du genre des préoccupations d’ordre historique, politique ou stratégique. Certes, la thématique du pouvoir joue toujours un rôle assez considérable dans les romans d’héroïc fantasy, comme dans toute la littérature inspirée de l’héroïsme romantique du XIXème siècle. Mais ce romantisme, chez Guy Gavriel Kay, se teinte à la fois d’un intérêt pour l’Histoire et d’un cynisme résolument contemporains, post-modernes. Ainsi, d’un roman à l’autre, son oeuvre semble s’orienter vers une forme nouvelle d’héroïc fantasy qui, tout en respectant la structure, les conventions littéraires et même l’ambiance générale du genre, se débarrasse peu à peu de sa naïveté foncière, de sa croyance en l’homme ou de son obsession pour la spiritualité. Une progression tout à fait intéressante dans un genre parfois quelque peu bégayant, où les auteurs se contentent (trop ?) souvent d’appliquer des schémas préconçus – tels que ceux conseillés par David Eddings dans son Codex de Riva. A ce titre, la Chanson d’Arbonne constitue certainement le roman le plus représentatif de Guy Gavriel Kay, puisque c’est là, après la Tapisserie de Fionavar et Tigane, que la transition est la plus manifeste.

Tout d’abord, il n’y a pas de magie dans la Chanson d’Arbonne. Et cela reflète une nette évolution dans la représentation du Réel. Dans la Tapisserie de Fionavar, le monde a une structure clairement mythique. Les dieux sont là, dans la réalité sensible et la magie ruisselle donc tout autour des personnages, imprégnant les objets, les lieux, les personnages. Tout est magie, dans une certaine mesure et un sorcier ne se différencie du commun des mortels que par son attitude à concentrer ce pouvoir omniprésent. Dans Tigane, déjà, les dieux se sont éloignés. Le mythe est devenu mythologie, le rapport au réel raisonné. Le sorcier ne se contente plus de canaliser une magie disponible, il doit l’invoquer, y accéder par un don mystérieux et une ascèse impitoyable – et encore faut-il pour cela qu’il consente à un sacrifice rituel, qui le consacre à la divinité, la perte de deux de ses doigts. Dans la Chanson d’Arbonne, la rupture est consommée. Certes, l’aveuglement rituel de la Grande Prêtresse de Rian pourrait rappeler le sacrifice des doigts. Mais la différence est notable : tout d’abord, les Visions ne surviennent que si la Grande Prêtresse demeure sur l’île sacrée, et ensuite, elles se produisent de manière aléatoire, sans qu’elle détienne le moindre contrôle sur ses pouvoirs. Les dieux ne sont plus que les focalisateurs de la foi religieuse, des entités abstraites et transcendantes, que l’on peut utiliser pour manipuler l’opinion ou justifier des ambitions de nature strictement politique (à ce titre, l’épisode final de « la flèche de la Déesse, ou bien la croisade du Grand Prêtre de Corannos pourraient constituer des exemples parfaits). Le Réel est désenchanté. Les dieux sont partis.

Le mythe est donc devenu religion, instrument de pouvoir, « opium du peuple ». Une idée qui accompagne inévitablement le passage de la High Fantasy à une forme plus historique de fiction. Là encore, la constatation s’impose. Fionavar est un monde parallèle, ou plutôt, la source de tous les mondes de la tapisserie du Réel. L’Histoire n’est là qu’à titre de référence lointaine, comme ressort de l’intrigue, avec la référence à l’épopée arthurienne. Mais même Arthur, Lancelot et Guenièvre sont utilisés hors-contexte, ou, pour le dire autrement, déshistoricisés. Le monde de Tigane, quant à lui, s’inspire clairement de la Renaissance italienne. Mais c’est avant tout un monde de fantasy, où la magie fait partie de l’ordre des choses et où les sorciers mènent la danse. La fantasy l’emporte encore sur l’Histoire. Dans la Chanson d’Arbonne, le rapport s’est inversé. Arbonne, c’est le Pays d’Oc, avec ses troubadours, ses cours d’Amour. La prédominance du principe féminin y désigne sans aucun doute l’Eglise Cathare. Gorhaut et son idéologie virile, misogyne, représentent l’Eglise chrétienne, plus précisément les chrétiens de la Rome médiévale et leur volonté mille fois avérée de détruire systématiquement tout culte de la féminité. La croisade de Gorhaut contre Arbonne, c’est la croisade des Albigeois, l’anéantissement du culte cathare. Guy Gavriel Kay a travaillé ses sources et cela se sent. Prenons les personnages, par exemple. Le parallélisme entre fiction et histoire est saisissant. Ariane de Carenzu, c’est Lady Luciana, la femme-troubadour. Bertran de Talair, le fameux Bertran de Born, l’amoureux célèbre que Dante représente errant dans son Enfer. Rudel Correze et sa passion dévastatrice pour la belle et cruelle Luciana transposent la passion du troubadour Jafre Rudel pour la belle Melissandre. Même les vers qui parsèment le livre, ceux d’Aurélien et Rémy en particulier, épousent étroitement le style des plus grands troubadours occitans, comme Arnaut Daniel ou Bernard de Ventadorn. Rien n’est laissé au hasard et même un public averti, même un bon connaisseur de l’Histoire, peut savourer ici comme un écho assourdi de la lointaine Province d’Oc.

Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas: la Chanson d’Arbonne relève bien de la fantasy, et non du roman historique. Pourquoi? Parce que le symbolisme y est omni-présent et qu’il modèle la réalité à mesure qu’il l’informe. Symbolisme sexuel, d’abord, bien entendu, puisque tout le roman constitue une allégorie de la lutte des principes masculins (Gorhaut) et féminins (Arbonne). Mais aussi symbolisme des couleurs, en particulier du sombre et du clair, de l’ombre et de la lumière. Sombres, les cheveux des femmes de pouvoir, politique ou sexuel : Ariane de Carenzu, la reine de la Cour d’Amour, mariée à un homosexuel et maîtresse de Blaise ; Béatrice, la Grande Prêtresse de Rian, liée aux aspects divins de l’Amour, mais manipulatrice et fortement impliquée dans les jeux de pouvoir ; et bien sûr, l’insatiable Lucianna, qui séduit tous les hommes et les retient captifs par l’attrait irrésistible d’une perversité sulfureuse. De l’autre côté, la lumière des cheveux des femmes désintéressées, sans ambition personnelle ou sans perversité : Cygne de Barbentain, tout d’abord, que l’âge et la position sociale éloignent des jeux de la séduction ; Lisseut, la troubadour, qui promène sur le monde et la sexualité le regard sensible et original d’une artiste ; Rosala, enfin, qui fuit l’ombre pour la lumière, la mort pour la vie. On pourrait même aller plus loin en voyant dans la chouette blanche de la brune Béatrice comme une image symbolique des rapports qu’entretiennent ici religion et pouvoir. La chouette, symbole de la divinité, est blanche, couleur de l’innocence et de la pureté – Rian est la déesse de l’Amour, de la Lumière, de la générosité et elle s’oppose au sombre Corannos, le dieu guerrier de Gorhaut. Mais sa prêtresse, elle, partage l’obscurité de tous ceux qui touchent au pouvoir. Guy Gavriel Kay porte ainsi sur le monde des hommes un regard d’un cynisme radical. Religion, politique et sexe sont inséparables et participent d’un même désir humain de dominer, de contrôler, de régenter tout ce qui vit. Désenchantement là encore, dans l’autre sens du concept.

A ce titre, les hommes de Gorhaut et les femmes d’Arbonne ne diffèrent guère que par les buts qu’ils visent et non dans les moyens qu’ils mettent en oeuvre pour y parvenir. On ne trouve pas chez Guy Gavriel Kay ce manichéisme entre « bons » et « méchants » que l’on voit beaucoup trop souvent dans la fantasy classique. L’ombre est inextricablement liée à la lumière, et la lumière à l’ombre. Même la Grande Prêtresse de l’Amour, Béatrice, n’hésite pas à manipuler l’opinion ou à utiliser la religion comme moyen de pression lorsque cela peut servir ses desseins. Même le vrai salaud du roman, le Grand Prêtre de Corannos, chez lequel on ne trouve a priori que cruauté et délire de grandeur, se révélera somme toute étrangement humain. Différence de degré, donc, et non de nature, qui explique la possibilité de tous les revirements. Une fois encore, Guy Gavriel Kay s’écarte de la fantasy classique où les rôles sont trop souvent distribués d’avance et où l’on est bon ou méchant par nature, indépendamment de l’éducation, des expériences, de la culture que l’on a pu recevoir. Par tous ces aspects, richesse de la recherche historique, évacuation des poncifs de la High Fantasy au profit d’une forme plus cynique de regard sur le monde, lien inextricablement lié entre sexe, religion et ambition politique, la Chanson d’Arbonne est un livre qu’il faut avoir lu. Guy Gavriel Kay constitue décidément une des valeurs sûres de la littérature contemporaine, dont le lectorat mérite de s’étendre bien au-delà des amateurs traditionnels de fantasy.

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